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Les ténèbres et les premiers-nés

Il y a des choses dans le monde que nous croyons acquises, des événements dont la régularité ne nous surprend plus. La lumière du soleil est une de ces choses-là. Pour chacun, il est normal de voir le soleil se lever chaque matin et se coucher chaque soir. La lumière fait partie de la vie ; elle chasse l’obscurité, fait disparaître l’ombre et transperce l’opacité des ténèbres. Dans plusieurs cultures, elle symbolise la connaissance et la purification, la vie et l’ordre. Seulement, lorsque cette lumière disparaît et que les ténèbres s’installent à sa place, son absence entraîne le chaos.

Pour la première fois de l’histoire du monde, en cette huitième journée de la colère d’Enki, le soleil refusa de se lever !

Sur toute la terre, ce fut la terreur. Partout, d’un continent à l’autre, les hommes connurent l’angoisse de la nuit éternelle. Les créatures du jour, celles qui puisent leur force et leur vitalité dans l’astre solaire, tombèrent à genoux en suppliant leurs divinités de leur accorder miséricorde. Les temples et les lieux sacrés furent envahis de fidèles inquiets réclamant des explications aux prêtres. Les rues des villes se vidèrent, laissant la place aux créatures de la nuit.

Des peurs paniques irrationnelles et troublantes explosèrent dans tous les royaumes des hommes et provoquèrent une anxiété générale. La peur de mourir se répandit comme une traînée de poudre dans plusieurs grandes villes et des centaines de personnes connurent des moments de folie passagère. Des hommes se lancèrent en bas des ponts en hurlant leur désespoir, pendant que des familles entières, certaines d’être condamnées à disparaître, se donnaient la mort dans d’horribles conditions. Plusieurs religions offrirent des sacrifices humains et animaux afin que la lumière revienne, et bon nombre se crurent définitivement abandonnées des dieux.

Les théories les plus folles se mirent alors à circuler aux quatre coins du monde. On disait qu’un monstre de taille démesurée avait avalé le soleil. À l’est, on le décrivait comme un vorace dragon alors qu’au sud, on affirmait qu’il avait la forme d’un tigre céleste. On crut aussi à un retour des géants et des titans. Ces premiers habitants de la terre, qui avaient été chassés par les dieux, revenaient peut-être reprendre leur place dans le monde ?

Afin de réveiller les divinités endormies et les héros des temps anciens, des villes entières commencèrent à frapper ensemble ustensiles et casseroles, épées et boucliers, en plus de faire sonner les cloches des temples. Ces appels aux valeureux démiurges, aux personnages de légende et aux figures intrépides des différentes croyances et religions demeurèrent sans réponse. Dans l’esprit de plusieurs fatalistes, le mal avait déjà triomphé, et toute tentative d’échapper à son emprise était inutile.

Les poètes et les artistes virent dans cette longue nuit les conséquences des jeux amoureux entre le soleil et la lune. Un grand homme de lettres écrivit dans un sonnet que les amants lumineux jouaient à cache-cache et que le soleil s’était dissimulé pour mieux surprendre sa compagne. Il proclama que de leur passion naîtraient de nouvelles étoiles, de minuscules points de lumière prêts à grandir pour remplacer un jour leurs parents.

Geser Michson, toujours auprès de Maelström, n’entendit pas de cris de panique et ne lut pas de poèmes lyriques. Il profita de la nuit et fit sortir pour la première fois son protégé de la grotte. Le Béorite savait que le jeune dragon avait besoin de s’étirer les ailes et de voler autour d’Upsgran. Comme le soleil refusait de se lever, personne ne verrait la bête de feu se dégourdir dans le ciel. Pour Geser, cette longue journée sans lumière fut la plus belle de sa vie. Il resta à contempler l’ombre de Maelström qui s’amusait dans les airs en imaginant ses pirouettes et ses plongées vers la mer.

De son côté, Harald aux Dents bleues convoqua ses premiers lieutenants et demanda que l’on prépare rapidement une expédition à la montagne de Ramusberget. Était-ce la malédiction refaisant surface ? Un autre dragon était peut-être revenu ? Le roi devait assurer la sécurité de ses territoires et, comme personne ne savait véritablement que faire pour ramener le soleil, il expédia une troupe de valeureux Vikings pour enquêter.

Plus loin, sur l’île de Freyja, Flag Martan Mac Heklagroen, le chef des Luricans, crut à une ruse malveillante de la déesse envers son peuple. Pour les Luricans, le moment était venu de reprendre leur bout de terre et d’en assumer à eux seuls le contrôle. En cette longue nuit, ils allaient chasser Freyja de l’île et commencer une nouvelle vie. Comme avant, ils allaient construire leur maison à la surface et voir galoper leurs chevaux tous les jours. Flag ordonna le démantèlement immédiat des dolmens de la divinité, premier pas vers la libération de son peuple !

À Berrion, Junos se présenta aux portes du bois de Tarkasis afin d’y rencontrer les fées. Le seigneur avait besoin d’explications sur ce phénomène et Gwenfadrille allait peut-être pouvoir lui en donner. Il se heurta malheureusement au silence des fées. Personne ne lui porta attention car, réunies en conseil, les fées débattaient déjà du problème. Plusieurs reines de nombreux territoires s’étaient matérialisées à Tarkasis et la peur animait les débats. Était-ce le retour du grand cycle des êtres de la lune ? Une attaque des forces de l’obscur ? Personne ne possédait le moindre indice…

Le gros seigneur Édonf du royaume d’Omain ordonna, par la voix d’un crieur public, que celui où celle qui avait péché le soleil le retourne immédiatement à sa place. Des légendes du pays racontaient en effet l’histoire d’un pêcheur qui, un jour, avait bien involontairement attrapé le soleil dans un de ses filets. Croyant qu’il s’agissait d’un fait réel et non d’un conte poétique pour endormir les enfants, Édonf envoya ses hommes fouiller chaque maison et chaque bateau. Ses gardes ne trouvèrent rien et durent subir les invectives de leur maître. Le gros seigneur demanda ensuite à ce qu’on lui amène Amos Daragon dans les plus brefs délais. Il le soupçonnait d’être en dessous de l’affaire. On rappela à Édonf que le garçon était parti depuis longtemps et que, avant de s’en aller, il l’avait délesté de plusieurs pièces d’or. Le seigneur se remémora les événements et, rouge de colère, eut un malaise cardiaque. Heureusement pour lui, il survécut à cette attaque.

Annax Crisnax Gilnax et ses amis grissauniers considérèrent cet événement comme un signe. Depuis leur départ des salines, rien n’avait très bien fonctionné. Les gens importants refusaient de les rencontrer et les riches marchands se moquaient d’eux. Personne ne voulait croire que ces petits êtres gris aux grandes oreilles possédaient le secret de la fabrication du sel. On flairait l’arnaque et les bourses restaient bien fermées. Après tout, se disait Annax, le monde à l’extérieur des murs des salines n’était peut-être pas fait pour eux. Ils étaient sans doute trop fragiles, trop délicats pour affronter la sauvagerie, la méfiance et l’hypocrisie des hommes. Chez eux, ils étaient prisonniers des murs, mais libres de tracas et toujours en sécurité.

À la suite de ce prolongement inhabituel de la nuit, Nérée Goule plaça Volfstan sur un pied d’alerte ! La guerrière pensa avoir affaire à une ruse des barbares pour s’emparer de la ville. Depuis la visite du roi Ourm le Serpent rouge, la grosse femme avait été décorée et citée plusieurs fois en exemple auprès des autres chefs de village. Des rumeurs avaient commencé à circuler et on disait que le roi avait une relation secrète avec Nérée. D’autres prétendaient que cette femme n’était pas ce qu’elle laissait supposer ! En vérité, disaient-ils, c’était une créature capable de se transformer en un monstre plus fort qu’un bataillon de Béorites et plus rapide que le battement des ailes d’un colibri. Bref, tout au long de cette longue nuit, Nérée demeura sur les remparts à attendre l’attaque de ses ennemis. Jamais ils ne se présentèrent…

Sur toute la terre, un seul rayon de soleil traversa l’obscurité pour éclairer El-Bab et la faire s’illuminer de mille feux. D’aussi loin que les hommes purent voir, des plus hautes montagnes jusque dans les déserts les plus plats, ils aperçurent le faisceau lumineux et nombreux furent ceux qui y virent un signe.

Clans, ethnies, peuples et peuplades, tribus et familles se mirent en marche pour atteindre la grande tour. Tous ces nouveaux pèlerins, venus de régions lointaines et de territoires excédant largement le pays de Sumer et les contrées de Dur-Sarrukin, allaient devenir une nouvelle nation, celle d’Enmerkar !

Le grand prêtre eut alors une vision. Autour d’El-Bab, ces gens allaient grandir dans la foi du dieu unique et dans l’adoration de son image. Ils loueraient la lumière d’Enki par des fêtes et des danses, par de la musique et des prières. D’immenses bûchers seraient allumés partout et des rites de purification y prendraient place. Un nouveau monde se préparait à émerger, un monde neuf mené par une croyance unique capable des pires atrocités au nom de la vérité. Un monde sans place pour la diversité et l’éclectisme, où le dogme religieux causerait de multiples souffrances et d’innombrables morts. Un monde où la libre expression serait refoulée et où la dissidence deviendrait synonyme de torture. Ce monde allait bientôt naître et Enmerkar, seul représentant de son dieu sur terre, serait l’unique détenteur du pouvoir. Voilà pourquoi le grand prêtre d’El-Bab passa cette sombre journée à rire du haut de sa tour.

Le lendemain, lorsque le soleil réapparut sur le monde, une dernière catastrophe s’abattit sur l’humanité. Tous les premiers-nés, héritiers et héritières des empires humains et des royaumes oubliés, princes et princesses des domaines enchantés et des duchés plus modestes, futurs monarques des terres sauvages et prochaines souveraines des forêts luxuriantes moururent avant de contempler le jour. Cette dernière malédiction d’Enki emporta tous les premiers-nés de tous les rois du monde.

Ce grand malheur révéla aussi les origines de Koutoubia Ben Guéliz. Le jeune garçon, originaire d’Arnakech, était en réalité le fils illégitime du grand calife de la ville. Fruit des amours interdites d’une simple et modeste vendeuse de fruits et du fils aîné de la famille royale, Koutoubia s’était toujours cru orphelin. Lorsqu’on avait appris au palais l’existence d’un enfant illégitime, des gardes s’étaient emparés de la femme et de l’enfant pour les mettre à mort. La mère avait été sauvagement poignardée et on avait abandonné le bébé aux chacals du désert. Le nourrisson avait été miraculeusement sauvé par une famille modeste de commerçants de la ville ; c’est ainsi que Koutoubia avait grandi comme un garçon des rues en ignorant tout de ses véritables origines. Or, bien que sans reconnaissance officielle, il était bel et bien le premier fils du calife d’Arnakech et l’héritier du trône.

Lorsqu’Amos le trouva, Koutoubia était déjà mort.

Amos le secoua plusieurs fois, mais sans résultat. Le guide était impossible à réveiller. Entouré de Béorf et de Médousa, le porteur de masques paniqua et commença à le remuer de plus en plus violemment. Lui ordonnant d’ouvrir les yeux, Amos continua son manège jusqu’à ce que sa peine le paralyse… jusqu’à ce que la souffrance lui déchire le ventre… jusqu’à ce que l’écho de ses cris traverse la vallée… jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il ne pouvait plus rien faire pour son ami. Le cœur du guide s’était arrêté sous l’effet de la malédiction d’Enki. Son corps reposait normalement sous sa couverture, mais son âme s’était envolée. Le visage calme et serein, on aurait même dit qu’il souriait doucement. Il avait quitté le monde des hommes pour rejoindre les gens de son peuple, au-delà des univers accessibles aux mortels. Koutoubia avait succombé à la malédiction et Lolya l’avait prédit…

Béorf et Médousa tombèrent dans les bras l’un de l’autre en pleurant à chaudes larmes. La gorgone, sur le bord de l’hystérie, hurla de rage et d’incompréhension. Minho, tête basse et l’air affligé, regarda Amos déverser des rivières de larmes sur le corps du jeune guide. Cette situation semblait impossible à croire ! Hier encore, Koutoubia était là, parmi eux, bien vivant et souriant ! Maintenant, tout était fini, et son nom n’évoquerait plus que des souvenirs.

Plus jamais Amos ne verrait le sourire de son guide et plus jamais ce dernier ne surgirait devant lui pour lui indiquer un chemin, lui conseiller une route ou l’avertir d’un danger. Son humour et sa joie de vivre ne seraient plus jamais là, à toute heure du jour, pour accompagner les misères et les épreuves du voyage. Ce grand silence autour des adolescents allait créer un vide à l’intérieur du groupe, un espace impossible à combler et toujours béant.

— Dors, Koutoubia, dit Amos en essuyant ses larmes. Dors, mon compagnon de voyage, dors sur cette bouffée de chagrin qui accompagne ta dernière randonnée. Emporte avec toi un peu de la chaleur de mon corps pour te réchauffer dans l’au-delà. Dans mon âme, j’entends une vague de silence qui prend ta place et qui me noie. Si tu savais comme déjà tu nous manques et combien je m’ennuie de tes conseils, de ta présence et de ton amitié. Dors, cher guide, notre complice d’aventures. Et où que tu sois, veille sur nous qui t’avons apprécié et estimé. Ce qui reste de toi vit maintenant en moi, en Béorf, en Lolya, en Médousa et en Minho. Jamais tu ne seras oublié.

Aidés du minotaure et de Béorf, les adolescents fabriquèrent un bûcher et inhumèrent leur compagnon de voyage. Cette dernière journée de marche vers El-Bab serait une journée de tristesse et de mélancolie.

La Colère d'Enki
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